Roger Yazbeck
 
Chasse sous-marine en apnée:
la machine à laver

 
Les vagues deviennent de plus en plus saccadées, formant soudainement des moutons et ce, au fur et à mesure que l'eau freine sa course. Je suis maintenant presque immobile en surface, dans cette partie ovale, de quelques mètres de longueur seulement, où les courants circulaires se neutralisent, la rendant presque inerte.

C'est là que je pourrai reprendre mon souffle et me préparer à chasser. Il ne faudra cependant pas me déplacer du tout, avant d'avoir fait le plein d'oxygène. Un coup de palme de trop et je me verrais propulsé de nouveau comme une planche de bois, incapable de la moindre manœuvre dans cet extraordinaire courant de presque 10 nœuds.

Le grondement assourdissant et la vue de l'impressionnante chute d'eau qui déferle à travers les deux portes du barrage, m'invite à doubler de prudence. Dans une minute je serai prêt pour ma première apnée. Respirant lentement et profondément, j'inspire une dernière fois en étirant ma cage thoracique au maximum, avant de basculer en un angle droit, en palmant vers le fond.

J'entends les sons explosifs 'boum… boum', causés par les battements de queue des carpes géantes, qui se déplacent par dizaines pour venir m'inspecter. Curieuses et hardies, certaines iront même jusqu'à me coller au masque.
Les premiers rochers sont à moins de 6 mètres de la surface. Je nage perpendiculairement au courant principal, jusqu'au moment où j'ai l'impression d'avancer à contre-jet d'un immense réacteur hydraulique. C'est à ce moment que j'arrête et m'agrippe au fond, me plaçant entre deux rochers pour éviter de culbuter. Frapper un obstacle à cette vitesse serait fatal, d'autant plus qu'il est impossible de remonter tout droit en catastrophe à cause de l'écume trop épaisse.(1)

J'essaie de relaxer quelques secondes, couché à plat ventre. Chaque particule d'oxygène compte maintenant, car il faut en prévoir pour le retour, qui devra s'effectuer absolument par la même trajectoire que la descente, sinon c'est la 'Machine à Laver' (2).

J'entends les sons explosifs 'boum… boum', causés par les battements de queue des carpes géantes, qui se déplacent par dizaines pour venir m'inspecter. Curieuses et hardies, certaines iront même jusqu'à me coller au masque. Des achigans de toutes tailles commencent à pointer aussi. Les gros dorés, plus timides, se promènent autour de moi par bancs de 5 ou 6 poissons à la fois. Mais je ne viens pas ici chasser les poissons faciles. Je sens les contractions respiratoires toutes proches. Mes yeux scrutent l'horizon à la limite de la visibilité droit devant moi, là où l'eau est gazeuse. Mon masque et mon tuba bougent sans arrêt sous les jets causés par l'accélération imprévisible du courant qui me fait face. Soudain, je vois la truite mouchetée à travers les bulles. Sa façon bien particulière de se déplacer comme un hélicoptère aquatique, du bas vers le haut et vice-versa, en fait la reine des prises d'eau douce. Farouche et alerte, elle garde ses distances.

Je réunis mes forces, dégageant l'arbalète jusque là cachée sous mon corps, vise loin et tire. Je vois son flanc argenté basculer, puis elle décolle… vers la surface ! (3) Quelle bataille particulière va-t-elle me livrer? Malgré la lutte, je suis maintenant presque saturé de dioxyde de carbone et il me faut amorcer ma remontée. Je palme par 9 mètres de fond en direction de la falaise située directement sous la surface neutre du départ. Il me faudra plus d'efforts, car le poisson de 3.5 kilos se bat à l'autre bout du fil.

Me propulsant hors de l'eau comme une bouée relâchée du fond, j'agrippe ma belle prise après une apnée d'une minute 20 secondes et me laisse emporter par le courant qui me ramènera vers la rive. Par cette chaude journée à Valleyfield, il serait mieux de placer le poisson dans ma glacière au plus tôt.

Deux minutes plus tard, je chevauche le courant en direction de la 'Machine à Laver' et la chasse continue. L'effort physique, déployé durant les 3 à 5 heures qui suivront, est tellement intense, que je perds plus de 2 kilos de poids, dont la moitié en eau.

De tous les sports que je pratique, aucun ne pourra plus me rassasier. La chasse sous-marine en apnée n'est pas juste un sport extrême; c'est une passion … un mode de vie.

1- Causée par les eaux tumultueuses en aval du barrage, l'écume est trop légère pour permettre une flottaison et en conséquence, toute respiration.

2- Un surnom que des apnéistes du Grand Montréal donnent à cet endroit en particulier, à cause des courants, vagues écumantes et tourbillon de surface.

3- Tous les poissons, une fois atteints, tenteront de se dégager en nageant vers le fond, à l'horizontale, ou essayeront de se cacher dans les rochers.

Le site personnel de M. Yazbeck vous informera davantage sur son parcours de chasseur sous-marin et ses aventures.